31

Fairbank, horrifié, poussa un hurlement. Il fit feu sur l’énorme masse boursouflée. La créature couina ; c’était le cri effrayé d’un enfant blessé ; elle tenta de soulever son corps obèse, de se protéger ; ses mâchoires happaient vainement l’air, ses membres flasques fouettaient le sol ; elle trépignait en écartant sa minuscule progéniture qui lui tétait les mamelles.

Des balles lui lacérèrent le corps, le sang jaillit en jets noirs, éclaboussant les deux hommes et le sol alentour, recouvrant de son liquide gluant les petites créatures aveugles, qui piaillaient dans son giron. Au paroxysme de la douleur, elle se dressa, révélant son ventre charnu répugnant ; plusieurs petits de sa couvée encore suspendus à ses nombreuses mamelles qui dodelinaient. Une violente rafale de balles l’éventra, le sang coula à flots, entraînant les organes fumants au contact de l’humidité. Elle ne cessait de s’agiter, de se contorsionner, de tomber, mais malgré tout, elle progressait toujours vers les deux hommes.

Les hurlements de Fairbank se mêlèrent au bruit sec des balles. De vifs éclairs illuminèrent son visage ; ses yeux étaient révulsés de haine envers les monstres qui s’avançaient vers eux. L’énorme corps palpitant s’ouvrit en deux, la colonne vertébrale, qui se dressait, éclata en morceaux, jaillissant comme des obus ; la chair se détacha et des lambeaux se pulvérisèrent sous les rafales de balles ; une patte, à peine levée, fut réduite en bouillie. Et pourtant, elle avançait toujours.

La tête pointue oscillait devant eux, les incisives recourbées comme des défenses, les yeux blancs, aveugles ; un moignon bizarre saillit de l’épaule près de la tête, dans lequel se trouvait une béance qui ne pouvait être qu’une deuxième bouche, crachant de la bave mêlée de sang.

Culver se laissa tomber à genoux, ses jambes avaient du mal à le porter. Horrifié, les muscles paralysés, il avait les yeux rivés sur ce monstre haineux, cette créature difforme. Mais tandis que l’haleine fétide et la bave de la bête lui effleuraient la joue, il sortit de sa léthargie.

La torche à ses genoux, il leva la hachette de ses deux mains et, en rugissant, lui assena un coup de toutes ses forces.

Le crâne protubérant se coupa net, une substance gris rose s’en déversa, du liquide jaillit de sa gorge tranchée.

Le cri perçant sortit du moignon, près de sa tête, les mâchoires édentées grandes ouvertes sous la douleur ; sa langue rubiconde, couverte d’écailles, happait l’air frénétiquement.

Culver frappa de nouveau, traversant cet autre crâne ; la hache s’enfonça dans l’épaule, puis dans le corps.

Le monstre, au supplice, se raidit soudain et resta figé quelques instants. Puis, avec une lenteur insupportable, il s’affaissa ; les terminaisons nerveuses se crispaient, le corps lacéré, boursouflé, tremblait.

Mais Culver n’en avait pas terminé. Le regard voilé, le visage baigné de larmes, il attaqua la portée, petites créatures plus difformes, bien plus difformes que le monstre qui les avait engendrées. Il écharpa leurs corps roses, sans prêter la moindre attention à leurs faibles cris ; il frappait à coups redoublés, écrasant leurs minuscules os, en s’assurant chaque fois qu’ils étaient bien morts ; il frappait tout ce qui bougeait, les rayait de l’existence, les tailladait au point de leur ôter toute forme, toute consistance.

Une main se posa sur son épaule ; l’étreinte était d’une violence implacable.

En levant les yeux, il aperçut Fairbank, le visage grimaçant.

— Les autres rats sont là, dit l’ingénieur, les dents serrées.

Fairbank l’aida à se relever. Culver, encore sous le choc du massacre, avait l’esprit confus. Il perçut rapidement les formes noires qui accouraient au milieu des décombres, dans la salle humide souterraine.

Les rats étaient en pleine effervescence ; ils surgissaient d’une brèche dans le mur de brique, détalaient dans un amoncellement d’immondices, couinant et sifflant, jetaient des regards désespérés de tous côtés, se lançaient mutuellement des ruades, grinçaient des dents et aspiraient le sang. Ils se déversaient dans un flot continu, emplissaient la salle, sans se soucier des deux hommes. Les rats noirs luttaient les uns contre les autres, des groupes se jetaient sur un des leurs sans raison apparente, le déchiquetant et rongeant son corps.

Culver et Fairbank ne comprenaient pas pourquoi les animaux, qui se ruaient dans la pièce, les ignoraient, déchirant à coups de dent des formes grossières qui gisaient ou agonisaient au sol ; des piaillements aigus retentissaient, comme s’il venait de centaines d’oiseaux s’agitant dans une volière ; le bruit, le mouvement s’intensifiaient, montaient en crescendo, toujours plus menaçants.

Puis ils cessèrent.

 

Gisant dans les ténèbres, les corps au pelage noir formaient une masse silencieuse frémissante. Parfois l’un d’eux émettait un sifflement, montrait les dents, assis sur l’arrière-train, puis retombait presque aussitôt dans la léthargie en s’effondrant au milieu de ses frères. Les tremblements semblaient se répercuter dans l’atmosphère elle-même.

Dans un bain de sang, barbouillés d’immondices, à peine reconnaissables, les deux hommes retenaient leur souffle.

Rien ne bougeait :

Doucement, sans un mot, Fairbank effleura la manche de Culver. D’un léger signe de tête, il désigna la porte par laquelle ils étaient entrés. Le faisceau de la torche éclairant toujours le sol devant eux, les deux hommes se mirent lentement, doucement, en marche au milieu de la vermine, prenant bien soin de ne pas déranger les corps, les contournant quand ils formaient un tas trop gros pour les enjamber.

Un rongeur happa l’air d’un coup d’incisives, émettant un sifflement à leur approche. Les dents traversèrent le jean de Culver et lui égratignèrent la cheville, mais l’animal ne passa pas à l’attaque.

Soudain Fairbank trébucha et tomba à genoux au milieu d’un groupe compact de rats. Inexplicablement, ils s’éparpillèrent simplement en montrant les dents.

Ils n’étaient qu’à une trentaine de mètres de la porte ; les deux hommes se demandaient pourquoi ils n’apercevaient plus l’éclat de la torche de Kate dans la pièce effondrée, juste derrière ; soudain de mystérieuses lamentations se firent entendre.

Au début, ce fut un faible gémissement sourd ; puis d’autres rats se joignirent, et les gémissements s’intensifièrent. Et ce fut un concert de couinements terrifiants, donnant le signal d’une nouvelle débandade. Ils se ruèrent vers la carcasse informe, sanguinolente, de l’énorme monstre que les deux hommes avaient détruit, bête hideuse qui avait engendré des avortons encore plus affreux qui fondaient sur les restes, se disputant les morceaux en couvrant totalement le nid de leurs corps qui se débattaient frénétiquement.

Lorsqu’il ne resta plus rien du monstre et de sa portée, ils se tournèrent vers leurs compagnons, boursouflés comme eux, de la même race mais bizarrement différents, les massacrant jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus que des lambeaux de chair sanguinolents.

Les deux hommes s’enfuirent en courant vers la porte, donnant des coups de pied à la vermine qui se trouvait encore sur leur chemin. Culver balança sa torche quand un rat bondit sur lui, l’attrapant à la gorge. Il s’affala, en couinant, comme un sac flasque. Un autre, dans son élan, lui saisit le bras, mais le blouson de cuir se déchira et l’animal s’affaissa. Culver lui fracassa le crâne avec la partie contondante de sa hache, lui brisant les os. Fairbank en dispersa quatre ou cinq autres qui s’étaient groupés sur le seuil.

Ils franchirent la porte, mais ne percevaient toujours pas de lumière d’en haut. Pourtant ils entendaient Kate appeler Culver.

Fairbank se retourna sur le seuil, appuyant fortement son épaule contre le chambranle, l’Ingram pointé dans la salle qu’ils venaient de quitter.

— Culver, passez-moi la lumière ! hurla-t-il.

Culver lui obéit, braquant le faisceau dans la pièce attenante. Une meute de rats les suivait.

Fairbank fit feu. L’arme lui brûlait les mains, son doigt était crispé sur la détente. Les rats, qui avançaient, dansaient par saccades comme des marionnettes au bout d’une ficelle.

— Grimpez ! lui cria-t-il par-dessus son épaule. Je peux les retenir sans lumière quelques secondes !

Culver escalada rapidement le tas de décombres qui menait à la traverse effondrée. Sa torche éclaira Kate, debout sur le rebord.

N’ayant même pas le temps de se demander où était passée sa torche, il lui hurla :

— Attrapez !

Il lui lança la torche. Elle eut à peine le temps de la saisir, puis braqua à nouveau le faisceau au-dessus du puits.

Ce qu’ils avaient craint le plus survint. Plus de munitions. Poussant un cri angoissé, Fairbank suivit Culver, jetant l’arme inutile dans la poussière.

Culver fit deux pas sur la traverse inclinée, planta la hache sur le rebord au-dessus de sa tête et s’y agrippa, juste avant que ses bottes ne glissent à nouveau. Quelques fragments de pierre s’effondrèrent, mais il parvint rapidement à poser les deux coudes sur le surplomb. Ses pieds cherchaient désespérément un appui.

Derrière lui, il perçut des cris.

Kate, agenouillée sur le rebord, le tirait par les vêtements. Dealey s’était également risqué au-dehors, et avait passé la main sous l’épaule de Culver. Le pilote trouva un support suffisamment solide pour y prendre appui. Il grimpa sur le rebord, se redressa aussitôt sur ses genoux et prit la torche des mains de la jeune fille.

Fairbank était à mi-chemin, la partie inférieure de son corps recouverte par une meute de rats qui le mordaient et le griffaient. L’un d’eux s’agrippa à son dos et lui enfonça les dents dans le cou. L’ingénieur tomba à la renverse en essayant désespérément de déloger l’animal, la bouche ouverte, les yeux plissés sous la douleur. Le rat lâcha prise et Fairbank se remit à grimper, les mains accrochées dans les débris, retenu par le poids de la vermine, qui lui suçait les jambes. Il se mit à genoux, les rats toujours agrippés à lui. Il tenta de les chasser, mais quand il ôta sa main, elle était sanguinolente et des doigts manquaient.

— A l’aide ! hurla-t-il.

Culver se raidit et Kate se jeta sur lui, le plaquant contre le mur.

— Vous ne pouvez plus rien ; non, plus rien, ne cessait elle de répéter.

Il tenta de se dégager, mais avec l’aide de Dealey, elle l’en empêcha. En réalité, il savait que toute aide était inutile.

— Passez-moi l’autre revolver ! hurla-t-il, ne comprenant pas pourquoi ils n’obéissaient pas, pourquoi ils se contentaient de maintenir leur emprise.

Fairbank traînait avec lui les rats géants. Ils le recouvraient complètement, lui donnant l’apparence d’une créature au pelage noir raide, d’un monstre de leur espèce. Ses hurlements ne furent plus qu’un cri étouffé quand ils lui lacérèrent le cou. Une partie de son visage avait été complètement arrachée, ainsi qu’un œil et la quasi-totalité des lèvres. Son nez n’était plus qu’une protubérance spongieuse : Il essaya de lever les bras comme s’il voulait toujours atteindre le rebord, mais ils pouvaient à peine bouger sous le poids des rats qui y étaient accrochés.

Fairbank tomba à la renverse et il s’écrasa au milieu des décombres et des flaques d’eau noires. Son sang se répandit tandis que la vermine se bousculait, les rats se mordant les uns les autres dans une lutte effrénée pour dévorer les parties les plus succulentes.

D’autres étaient conscients de la présence des trois personnes au-dessus ; d’un bond, ils se ruèrent sur la traverse de métal, et tentèrent de grimper sur le rebord.

L'empire des rats
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